1928/2007
Michel Serrault arriva sur cette Terre en Janvier 1928, dans une jolie commune de l’Essonne, Brunoy. Fils d’un représentant en soieries le jour et contrôleur au théatre de l’Ambigu le soir et d’une mère à l’autorité naturelle mais non dépourvue d’une grande douceur, le petit garçon va vivre une éducation sans accrocs dans ce milieu modeste, où la bonne humeur constante du père permet au foyer de couler des jours heureux. En effet, ce dernier adorait rire et faire rire, faisant régner une ambiance détendue et fantasque, multipliant les blagues. Très tôt, il emmène Michel et ses deux autres frères au cirque et la nature du petit dernier va grandement se développer avec cet attrait pour la farce et une adoration particulière pour les clowns. Dissipé et peu porté sur les études, il fera souvent l’école buissonnière et pas seulement pour faire les quatre cent coups, mais également pour… aller à l’église! Le jeune Serrault fut attiré par la religion catholique et sa croyance en Dieu date de ses années de collège, au point qu’il devient enfant de choeur et ne manque pas de se rendre à la messe très fréquemment. C’est à peu près les seuls moments où il n’éprouvait pas le besoin de se lancer dans ses délires habituels. Il passe la guerre de 39/45 en Dordogne, loin du tumulte, et se convainc presque de se destiner à la prêtrise. Pourtant, son don pour le jeu et la rigolade vont fort heureusement prendre le dessus sur ses ambitions et dès 1944, il rentre au Conservatoire de la Rue Blanche et rencontre un professeur d’exception, Jean Le Goff, qui va lui apprendre les bases de son métier, polir un diamant brut déjà en plein essor. Il est recalé au prestigieux concours de la Comédie Française, mais qu’importe il sait que sa singularité finira par séduire. Il travaille d’arrache pied, mais trouve le temps de tomber amoureux de la belle Nita, qui restera l’amour de sa vie jusqu’au bout. Tout début des années 50, il intègre la célèbre troupe des Branquignols et son association avec Robert Dhéry lui met le pied à l’étrier. Il se distingue dans la revue Dugudu, une suite de sketchs, de gags, entrecoupés de chansons et d’improvisations. Mais c’est bien sûr la rencontre cruciale d’avec Jean Poiret qui rebat les cartes de son destin d’artiste: leur duo fonctionne d’emblée comme une évidence et leur amitié grandit de jour en jour.
Le public de cinéma ne va pourtant découvrir son physique de « fonctionnaire », sa bouille ronde et ses yeux en billes de loto, agrémenté d’une moustache et de cheveux charbonneux qu’en 1954 avec son premier petit rôle dans Ah les Belles Bacchantes! Coup d’essai de suite confirmé par sa présence dans un classique absolu de l’époque signé Clouzot, Les Diaboliques , où il campe le pion zélé d’un pensionnat de jeunes garçons, où un trio amoureux infernal va se dérouler. Michel a 26 ans et commence à vivre de son métier, tout en enchainant les représentations dans des cabarets, toujours accompagné de son fidèle ami Poiret. Ils jouent ensemble dans le dernier film de Sacha Guitry Assassins et voleurs, très savoureuse comédie, puis de 1957 à 1965, il s’illustre dans une vingtaine de pochades loufoques (avec ou sans son complice), côtoyant certaines vedettes comme Bardot, Martine Carol, Francis Blanche ou Louis de Funès. A l’instar de ce dernier, Michel joue beaucoup de seconds rôles dans des films médiocres, voire juste des apparitions dans des navets largement oubliés aujourd’hui. En 1963, le film Des Pissenlits par la racine dans lequel il est un contrebassiste irrésistible de drôlerie sort, avec pour partenaire De Funès en route pour son statut de star incontesté du box office. Les dialogues sont signés Michel Audiard, un autre homme que Serrault conservera comme ami tout au long de son existence. Son caractère fougueux et cabotin et son côté chaleureux lui permettent de tenir des emplois réguliers dans des comédies sympathiques durant la décennie 60, sans pour autant lui apporter LE rôle qui le consacre définitivement. Michel n’est pas pressé, il aime aussi profiter de la vie, de ses deux enfants, continue à s’amuser sur scène et le cinéma n’est pas la seule corde à son arc. Le réalisateur trublion Jean Pierre Mocky l’entraine dans l’aventure des Compagnons de la Marguerite en 1967, et leur collaboration unique sera si fructueuse qu’ils feront dix films ensemble, au cours de leur longue carrière respective. Il retrouve Audiard (derrière la caméra cette fois) pour une comédie policière truculente Le Cri du Cormoran le soir au dessus des jonques, il y campe un joueur de courses enlevé par des truands, ne voyant en lui qu’un cadavre idéal à faire passer dans un cercueil, en direction d’Istanbul. Un tournage plein de canulars où Bernard Blier et Paul Meurisse rivalisent pour le meilleur et pour le…rire! En 1971, le public l’acclame dans Le Viager, réalisé par Pierre Tchernia, il y est un sexagénaire devenant centenaire au fil de l’intrigue et enterrant tout son entourage. Les gags sont nombreux, efficaces et l’humour noir toujours finement traité, et lui se régale à se grimer quotidiennement pour les besoins du personnage.
1973 est sans conteste l’année où tout change radicalement pour l’acteur. Jean Poiret lui a écrit une pièce de théatre, intitulée La Cage aux Folles, qui va connaitre un succès phénoménal. Plus de 2000 représentations au Théatre du Palais Royal, à guichets fermés, et une salle pliée de rire devant la performance impayable du comédien, jouant Zaza Napoli, un homosexuel attachant et très efféminé, travesti dans un numéro de cabaret qu’il tient avec son compagnon de vie, Renato. A une époque où l’homosexualité est encore considérée comme une maladie mentale, cette vision même outrancière et moqueuse par moments apporte un vrai vent de folie dans un univers comique finalement restreint dans notre pays. Il fut donc logique que la pièce soit adaptée pour l’écran, afin d’en prolonger le triomphe, mais les producteurs français furent frileux et c’est un italien, Marcello Danon, qui proposa le deal à Poiret en 1978. Cinq millions de spectateurs se ruèrent alors dans les salles et le film traversa même l’Atlantique, devenant ainsi un hit auprès du public américain. Michel Serrault a enfin acquis son titre de gloire tant mérité et décroche le premier César de son parcours avec ce rôle mythique. Entre temps, il n’a bien sûr pas cessé de tourner et ses films les plus marquants des années 70 sont L’Ibis Rouge (il incarne un étrangleur à l’écharpe rouge façon Mocky, donc bourré d’insolence et en tandem avec Michel Simon dans son ultime tour de piste), Tout le monde il est beau et Les Chinois à Paris deux opus mis en scène par Jean Yanne (entre vacherie et tendresse) ou Préparez vos mouchoirs de Bertrand Blier dans laquelle il donne la réplique à Depardieu et Dewaere. Au moment où sa carrière est au sommet et où il va fêter ses cinquante ans, un drame familial épouvantable démolit son bonheur: sa fille Caroline trouve la mort dans un accident de la route à 19 ans à peine. Le clown Serrault ne sera plus jamais le même après cette tragédie, malgré sa foi intangible, mais au lieu de sombrer, il se plonge de manière boulimique dans le travail et compte diversifier au maximum ses choix.
Son visage expressif, son regard charmeur et son rire plein d’ironie et d’autodérision sont des atouts majeurs de ce changement de cap, il va désormais exceller dans le drame et la noirceur, sans oublier bien entendu d’y apporter sa légèreté naturelle, sa modestie exemplaire et son refus de se prendre au sérieux. En 1979, il n’a que deux scènes dans le nouveau Blier, appelé Buffet Froid, mais son génie se marie parfaitement au délire surréaliste du metteur en scène, puis avec Pile ou Face il est un français moyen accusé d’avoir défenestré sa femme et poussé à bout par Philippe Noiret, en flic obstiné. Le zénith vient en 1981, sous la caméra de Claude Miller pour qui il est en Garde à vue. Son face à face avec Lino Ventura fera date et son interprétation incroyable d’un notaire possiblement tueur de petites filles met les audiences à genoux! Résultat: un second César lui revient. Il remet ça avec Miller pour une Mortelle Randonnée , sortie en 1983, un de ces rôles les plus troubles, où il poursuit une jeune femme fascinante ressemblant à sa fille disparue! Tout son art s’y déploie impeccablement et son duo avec Isabelle Adjani surprend critiques et public. Claude Chabrol l’engage pour Les fantômes du Chapelier , autre thriller vénéneux, où il est inquiétant. La densité et l’ambiguité passionnante de son jeu font oublier combien il peut être hilarant. On le voit quand même dans des comédies, mais elles sont plus acides qu’avant et le ton plus sombre. Parmi ses prestations les plus notables, il faut citer A mort l’arbitre, où il campe un supporter de foot totalement con et dangereux, l’ignominie de son personnage étant surlignée par un script signé Mocky (encore lui!), ou bien dans On ne meurt que deux fois, superbe polar de Jacques Deray, brillamment dialogué par Audiard, hélas au seuil de la mort. Michel perd cet ami tant aimé en 1985 juste quand le film crépusculaire arrive sur les écrans. L’année suivante, Le Miraculé, sorte de satire sur fond de cantique catholique le voit jouer un rôle muet, face à Poiret et Jeanne Moreau. Cette charge virulente est tournée à Lourdes par Mocky et fera un beau parcours au box office. Architecte de chacune de ses compositions, Michel possède un sens aiguisé de l’âme humaine et trouve toujours l’épine dorsale des rôles qu’il doit défendre. Comme ce beau père rigide et antipathique à des années lumière de lui qu’il incarne dans le drame à suspense d’Alain Jessua En toute Innocence. Il en fait baver des ronds de chapeaux à Nathalie Baye. Grandiose aussi en Paul Léautaud, l’écrivain taquin et coquin de Comédie d’Amour, partageant l’affiche avec Annie Girardot et clôturant une décennie 80 fastueuse.
Mais n’étant jamais à bout de souffle et désireux d’apporter toujours le meilleur de lui même, il entame les années 90 avec des films parmi les plus réussis et inoubliables de son palmarès! D’abord en effrayant Docteur Petiot, avec des yeux cernés, un maquillage outrancier, il compose cet assassin anthologique à qui il parvient à donner une petite part d’humanité. Ensuite en compagnon de Jeanne Moreau, il débite des dialogues orduriers, mais jubilatoires écrits par Frédéric Dard dans La Vieille qui marchait dans la mer. Nouveau coup d’éclat grâce à Etienne Chatilliez l’embarquant pour une comédie populaire réjouissante portant bien son titre Le Bonheur est dans le pré. Un vrai régal de le voir aussi enfin dans l’univers sensible et profond de Claude Sautet. Le réalisateur de César et Rosalie le dirige merveilleusement dans Nelly et Mr Arnaud et lui offre l’occasion de jouer un vieux monsieur riche, tombant amoureux d’une jeune femme très belle dans le besoin. Emmanuelle Béart a adoré jouer avec lui, et nous à les observer. Un troisième César le récompense. En 1996, une maladie rare atrophiante commence à causer des douleurs à l’acteur et surtout modifie l’apparence de son nez. En effet, cette inflammation des cartilages lui donnent l’air d’un boxeur. Ce qui ne l’empêche pas de mener ses projets à bien, comme remonter sur scène où il reprend le rôle tenu jadis par Louis Jouvet: le célèbre Docteur Knock. Le sien sera plus proche du peuple et aussi goguenard qu’attachant. En 1997, il accepte la proposition de Mathieu Kassovitz voulant faire de lui son acolyte dans le très violent Assassins. L’oeuvre est descendue à Cannes par une presse hostile et colérique, ne comprenant pas les intentions du jeune cinéaste: il voulait faire une fable sur les violences gangrenant la société, mais son discours se retourne contre lui. Cette polémique n’affectera pas Serrault qui ne regrettera pas le moins du monde son engagement. Il renoue avec Chabrol pour une comédie policière moyenne Rien ne va plus, mais accompagné par Isabelle Huppert, une partenaire inédite pour lui. Enfin, il est Pépé la Rainette, le tendre et nostalgique papy des Enfants du Marais, sous la houlette de Jean Becker, avec une pléiade de grands noms (Villeret, Dussolier, Gamblin, Suzanne Flon). Un très joli film, avant d’attaquer le nouveau siècle.
Il ne reste plus rien à prouver à ce grand monsieur, il sait tout jouer, il a ébloui autant les classes prolétaires avec des films peu ambitieux que les cinéphiles plus exigeants l’ont adopté dans un cinéma plus riche et plus profond, tandis que lui a juste continué à s’amuser, enthousiaste et déconneur de la première heure. En 2001, il fait la joie du monde paysan en interprétant l’un des leurs, isolé et bougon, accueillant fraichement la jeunesse de Mathilde Seigner pour Une Hirondelle a fait le printemps. Ce film bouleversant viendra juste après le calamiteux remake de Belphégor dans lequel il s’égare, peu aidé par le jeu très mauvais de Sophie Marceau. Son tout dernier beau feu d’artifice s’intitule Le Papillon, une ode à la transmission entre un vieux collectionneur de papillons et une fillette délaissée par sa mère. Il tourne aussi pour la télévision une nouvelle version de L’Affaire Dominici, il reprend le personnage tenu par Gabin en y ajoutant là encore plus de complexité et d’épaisseur. Après, on peut encore le voir dans deux mauvais films de son mentor Mocky, puis fait une participation dans le thriller Pars vite et reviens tard en 2007. Un cancer sournois le ronge depuis quelques temps déjà, sans jamais tarir son envie de se battre, sans éteindre en lui sa croyance dans un au delà, où il retrouvera sa fille bien aimée, et puis ses potes Audiard, Coluche, Yanne, et son seul immense ami de toujours Poiret, parti trop tôt en 1992. Du haut de sa filmographie cumulant 135 longs métrages, d’une carrière étendue sur plus de cinquante ans, cet homme de « nulle part » comme il aimait se définir faillit donc devenir prêtre et finalement préféra rester un grand enfant et continuer à rêver et à faire rêver. Il rend son dernier souffle le 29 juillet 2007, dans sa résidence près d’Honfleur. Nul besoin d’être devin pour imaginer que de là haut, il ricane toujours… A moins qu’il ne pousse son petit cri aigu de Zaza Napoli ? Ou bien le clown en lui rit et pleure en même temps…