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Les fées se sont sûrement penchées sur le berceau de cette enfant de la balle, en Juillet 1971, lorsque ses parents, Serge Gainsbourg et Jane Birkin, alors couple mythique en pleine explosion artistique, l’ont accueilli en ce monde, chéri et élevé avec tout l’amour dont ils étaient déjà doté. La petite Charlotte, baignant d’emblée dans cet univers de musique et de cinéma, ne pouvait qu’hériter d’une âme artistique très forte et vécut ses jeunes années au gré des succès et frasques de ses illustres parents. Elle n’a que dix ans lorsqu’ils se séparent, mais cette déchirure d’enfant ne va pas l’empêcher d’être assez vite enrôlé dans le métier, qu’elle va aborder à l’occasion de son premier tournage, engagée par Elie Chouraqui pour jouer la toute jeune fille de Catherine Deneuve dans Paroles et Musiques. Elle n’y a que quelques minutes de présence, mais sa moue boudeuse, son petit minois encore rondelet et sa voix hésitante laissent présager d’un style particulier, qu’elle va développer au cours de son adolescence. Gainsbourg cherche une interprète pour l’accompagner en duo sur la chanson Lemon Incest et c’est bien sûr Charlotte qui fait ainsi ses premières armes en tant que chanteuse, susurrant des mots doux à l’endroit de son papa. Le clip fera grincer des dents, à les voir allongés tous deux dans un lit, elle en culotte petit bateau et chemise d’homme, alors qu’elle a à peine 13 ans. La relation très forte qui les unit ne manque pas de faire jaser, mais c’est davantage parce que Serge trimballe déjà un parfum de scandale depuis longtemps. Le destin de cette gamine « privilégiée » va définitivement se jouer au cours de l’été 1985, lorsque le réalisateur Claude Miller la choisit pour devenir l’héroïne de son film L’Effrontée , où elle joue avec un naturel désarmant une adolescente mal dans sa peau, timide à l’extrême, découvrant les joies et les peines de l’existence. Le tournage a lieu pendant les vacances scolaires pour permettre à Charlotte de ne pas parasiter ses études, qu’elle poursuit avec sérieux et discipline. Pas besoin pour elle de prendre des cours de comédie, elle a ce qu’on appelle un don, un charisme inné et autant Jane que Serge, éperdus d’admiration pour leur progéniture, sont évidemment ravis de voir son envol couronné de succès. Non seulement le film fait un carton auprès du public, mais recueille d’excellentes critiques de la profession et Charlotte reçoit en toute logique le César du Meilleur Espoir Féminin, lors d’une soirée mémorable, où lorsqu’elle monte sur scène pour prendre son prix, elle émeut et amuse aussi l’auditoire en balbutiant un « Merci beaucoup’, noyé dans un sanglot très émouvant. Elle est comme son personnage du film: réservée, maladivement timide, s’excusant presque d’être là. D’aucuns oublient qu’elle n’a pas encore 15 ans!
Charlotte ne sait pourtant pas encore elle même si elle veut ou non poursuivre dans cette voie, hésitante sur son avenir comme on peut l’être tout naturellement à son âge, mal à l’aise dans les interviews, ne sachant pas très bien comment exprimer son ressenti ni expliquer ses pensées. Serge Gainsbourg veut mettre en avant sa photogénie évidente et écrit un scénario (assez brouillon d’ailleurs), où il se met en scène à ses côtés, ce qui donnera le film Charlotte For Ever. Cette oeuvre maladroite et même trop pénible à suivre ne sera pas une réussite, mais Charlotte n’en pâtit pas, au contraire elle demeure la seule raison valable de voir le film, encore aujourd’hui. Par le biais de Jane, elle rencontre la réalisatrice phare de la Nouvelle Vague, Agnès Varda, qui a le projet de faire un « petit » film de famille, racontant l’histoire d’une femme de quarante ans tombant sous le charme d’un adolescent de quinze printemps. Kung Fu Master est l’occasion pour Jane et Charlotte de jouer ensemble pour la première (et seule fois à ce jour). En 1988, son physique longiligne s’affirme encore davantage et Claude Miller la redirige à nouveau pour un rôle que François Truffaut avait écrit avant sa mort, celui de La Petite Voleuse. Elle y est éclatante de charme et de talent, un peu plus mâture, légèrement plus « maitresse » de son jeu, sûrement plus consciente aussi qu’être actrice va dorénavant devenir sa seule activité. Elle se fait plus rare au moment de passer sa majorité, désireuse de prendre un peu de recul pour savourer une popularité qui est venue très vite, très tôt, et qu’elle gère parfois avec difficulté. Elle sait qu’être « la fille de » aurait pu aussi être un handicap, mais ses capacités propres suffisent à de grands metteurs en scènes de vouloir la faire tourner. Le premier d’entre eux est Bertrand Blier, il lui offre un beau rôle de jeune femme paumée dans le déroutant Merci la Vie , mélangeant le noir et blanc, la couleur, les époques, les ruptures de tons, sur des dialogues truculents comme nous a habitué l’auteur des Valseuses. Quand le film sort en Mars 1991, il est moyennement accueilli par le public, ce qui attriste Charlotte, mais ce n’est rien en comparaison de la perte qu’elle doit subir au même moment: celle de son père, la laissant orpheline à 19 ans. Ce génie des mots entretenait avec elle une sorte de fusion inexplicable et le chagrin qu’elle éprouve sera pour longtemps son compagnon. Mais, comme les douleurs croisent aussi parfois des éclats de bonheur, elle fait la connaissance d’un jeune acteur encore débutant, vu dans Un monde sans pitié, Yvan Attal, qu’elle côtoie sur le tournage de Amoureuse, une jolie comédie sentimentale signée de Jacques Doillon, son nouveau « beau père ». Charlotte et Yvan se plaisent, se fréquentent et tombent bien sûr très amoureux l’un de l’autre. La décennie 90 marque la consécration de son statut d’actrice incontournable, même si les choix qu’elle a fait se portent davantage sur des films d’auteur que sur des grosses productions populaires (Cement Garden, Anna Oz). Le succès n’est pas toujours au rendez vous, mais elle continue sa route, sans se perturber, tournant au gré de ses envies, de plus en plus détendue, souriante (et son sourire, c’est quelque chose!!). Marion Vernoux la dirige dans Love Etc... en 1996, elle y joue une jeune femme tiraillée entre deux hommes (son officiel et le meilleur ami de ce dernier, qui la séduit sans relâche), elle y aborde une coiffure rousse à la garçonne et donne admirablement la réplique à ses deux partenaires, Yvan Attal (encore lui!) et Charles Berling. Dans la foulée, elle est la Jane Eyre de Franco Zeffirelli dans une nouvelle adaptation du roman de Charlotte Bronté. Le film en costumes ne lui sied pas si mal et elle déploie un registre dramatique qu’elle n’avait pas encore exploré. Décidément, rien ne semble arrêter son parcours quasi sans faute.
Charlotte fait ensuite partie du casting prestigieux d’une comédie chorale, aux dialogues enlevés, dirigée par Danièle Thompson, La Bûche. Un film sorti en 1999 et dans lequel elle a pour partenaires (et soeurs de cinéma) Sabine Azéma et Emmanuelle Béart. Le trio fonctionne idéalement et elle est si épatante en aînée rongée par sa méfiance des hommes qu’elle décroche un deuxième César (celui du second rôle féminin). Elle aborde alors la décennie suivante avec sérénité et forte d’une confiance en elle qui lui faisait jadis défaut, la chrysalide devient papillon. En effet, la trentaine achève de la rendre femme, remplaçant ses atours d’éternelle adolescente en ceux d’une belle nana, fraîche, lumineuse et résolue. Elle vient d’avoir son premier enfant et son Yvan, passé à la réalisation, la magnifie encore davantage dans la comédie romantique, écrite sur mesure pour elle, Ma Femme est une actrice, elle y est sublime et amoureusement filmée. Nouveau gros succès populaire. Le faste des années suivantes ne se dément pas et son palmarès alterne intelligemment films d’auteur et oeuvres plus commerciales. La comédienne acquiert un statut international et attire des metteurs en scènes étrangers comme Alejandro Inaritu (21 Grammes est un beau drame, où elle croise la route de Sean Penn), Todd Haynes (I’m not there, faux biopic sur Bob Dylan avec son récit éclaté et atypique), même si l’essentiel de son travail continue à se faire en France, sous la houlette de cinéastes aussi différents que Claude Berri (L’une part, l’autre reste), Michel Gondry (l’original Science des Rêves) ou Patrice Chéreau (Persécution, un film âpre sur l’obsession amoureuse). Yvan Attal la redirige encore dans Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, une comédie plus inégale, où il s’amuse à dépeindre leur couple avec humour et tendresse, dans un joli mélange de fiction et de réalité. Quand elle n’est pas devant une caméra, Charlotte s’octroie aussi du temps pour assouvir son désir de chanteuse et enregistre des albums (cinq au total), dont les plus remarqués sont 5:55 et IRM. Son filet de voix, certes sans grande puissance, possède malgré tout assez d’émotion et de tempérament pour récolter une salve de louanges méritées. Elle n’ignore cependant pas que sa véritable fibre demeure le cinéma et elle se prépare encore à vivre des aventures incroyables.
En 2005, l' »exquise esquisse » comme aimait l’appeler son père, partage l’affiche de Lemming avec André Dussollier et Charlotte Rampling. Un film étrange, angoissant, entre thriller et drame psychologique signé Dominik Moll, l’excellent réalisateur de Harry, un ami qui vous veut du bien. L’année suivante, elle connait son plus grand triomphe public avec la comédie Prête moi ta main d’Eric Lartigau (3,8 millions d’entrées), où elle est irrésistible de drôlerie dans une composition inattendue pour elle. Son couple avec Alain Chabat récolte un maximum de fans et le film devient culte. Charlotte peut absolument tout jouer, se fondre dans des univers à l’opposé les uns des autres, être fragile ou forte selon l’intrigue, provoquer des larmes ou des rires, sa nature d’actrice se trouve impeccablement servie par des choix de carrière pertinents. Discrète et même pudique, elle fait rarement le jeu de la presse people et la stabilité de son couple avec Attal reste un cas rare dans ce métier versatile et changeant. En 2009, un tournant s’amorce avec sa collaboration intense et très difficile avec le danois Lars Von Trier, pour lequel elle accepte de tourner Antichrist, une oeuvre radicale sur le deuil impossible d’une femme et de son mari, après la mort accidentelle de leur enfant. Automutilation, sexe cru, violence frontale: le film divise la Croisette à Cannes lors de sa sélection, mais Charlotte met tout le monde d’accord: sûrement son rôle le plus fort et il lui vaut le Prix d’Interprétation tant convoité. Très émue, elle ira jusqu’à embrasser le jury et sa présidente d’alors Isabelle Huppert, impressionnée par sa performance. Le travail avec Von Trier se poursuit deux ans plus tard sur Melancholia, un drame sur fond de fin du monde, où Charlotte joue la soeur de Kirsten Dunst, l’héroïne dépressive et suicidaire. Elle fête alors ses 40 ans et n’a pas fini de surprendre, jamais là où l’on attend. Imprévisible et essentielle.
Cette artiste multi facettes (également égérie de mode pour des marques comme Balenciaga, Vuitton ou Saint Laurent) ne craignant pas les prises de risques et les projets parfois périlleux, se lance dans une troisième collaboration avec Lars Von Trier, décidément inspiré par son talent, pour incarner une femme racontant en détails les pans de sa vie sexuelle, aussi insatiable que mouvementée. Nymphomaniac aurait fait fuir bon nombre de comédiennes, mais évidemment pas Charlotte, allant jusqu’à accepter de tourner des séquences de sadomasochisme et de triolisme. L’ex petite effrontée n’a pas froid aux yeux et ajoute à son arc des rôles toujours plus surprenants. Confirmation faite avec Jacky au royaume des filles, en 2014, une comédie burlesque imaginée par Riad Satouf. Dans une société totalitaire dans laquelle les rôles sont inversés, la toute puissance des femmes mène à la baguette la gente masculine et Charlotte campe une Colonelle autoritaire et malgré tout attirée par le jeune Vincent Lacoste. Le film est si déjanté et original qu’hélas il ne fera pas de merveilles au box office. Ensuite, retour vers le genre dramatique et sa rencontre avec Benoit Jacquot donne naissance à Trois Coeurs , un déchirant trio amoureux tragique, qu’elle partage avec Benoit Poelvoorde et Chiara Mastroianni. Au même moment, elle vit une perte énorme dans sa vie privée, puisque sa soeur Kate Berry, talentueuse photographe de mode, trouve la mort par défenestration dans des circonstances toujours pas élucidées. Charlotte, dévastée par ce drame, choisit de partir vivre à New York, loin du tumulte, loin des journalistes. Elle a appris avec le temps à se protéger de la meute, afin de tenter d’apaiser sa douleur incommensurable.
Ces huit dernières années, elle a enchainé les tournages, jusqu’à s’étourdir, enregistré un album intitulé Rest, où elle évoque à demi mots et avec sa pudeur légendaire son indicible chagrin de soeur. Parmi les films que l’on peut retenir, Samba, très agréable comédie sociale de Toledano et Nacache, portés au pinacle après Intouchables, Les Fantômes d’Ismael pour son tandem plein de charme avec Marion Cotillard sous l’oeil d’Arnaud Desplechin, puis son second rôle de mère surprotectrice et toxique dans La Promesse de l’Aube, d’après le roman de Romain Gary (où l’on peut juste regretter qu’elle soit vieillie pour l’occasion et pas de manière très réussie). En 2018, elle reforme son duo avec Attal (acteur et metteur en scène) pour Mon Chien Stupide, au ton mi nostalgique mi amer, et qui ne rencontre pas la même ferveur que dans le passé. Tant pis si ses dernières participations l’ont été dans des mauvais films (Lux Aeterna, Suzanna Andler), elle revient en 2021 avec un projet fou qu’elle a mis des mois à élaborer: son premier film de réalisatrice est un superbe documentaire sur Jane Birkin, intitulé sobrement Jane par Charlotte, revenant avec une émotion bouleversante sur leur relation mère/fille, leur métier commun, leurs passions partagées, et bien sûr leurs chers disparus hantent ce film à la fois simple et beau. Durablement installée dans notre paysage culturel, Charlotte a fini par faire partie de notre vie, illuminé nos fantasmes de cinéphiles, accompagnant la génération de ceux qui l’ont découverte enfant espiègle et parlant bas jusqu’à son ascension majestueuse de femme affirmée. A la fois en possession d’un héritage artistique conséquent, mais aussi de sa richesse propre. Alors qu’elle vient de fêter son demi siècle, nul besoin d’être devin pour parier qu’elle va étinceler pour longtemps encore, et évoluer avec grâce comme elle l’a toujours fait.