ARLETTY

1898/1992

Née sous le nom de Léonie Bathiat en Mai 1898, Arletty est une fille du peuple, dans le sens le plus noble du terme. Une enfant de Courbevoie, banlieue parisienne faite de campagne et d’usines, élevée par un père ajusteur et une mère lingère, dont elle hérite les traits, le regard, et l’ovale du visage. Ses origines populaires dont elle restera fière toute sa vie marquent aussi sa personnalité, elle revendique un langage argotique et à l’accent prononcé, qui feront une partie de son illustre tempérament. Elle reçoit une éducation religieuse sur Clermont Ferrand pendant quelques années, mais en gardera une aversion définitive pour les curés. Jusqu’aux premières heures du conflit mondial, Arletty coule des jours doux et heureux, mais lorsqu’elle arrive sur ses 17 ans, le sort va durement la frapper. Elle était tombée follement amoureuse d’un jeune soldat aux yeux si bleus qu’elle l’avait surnommé « Ciel » et vivait avec lui une romance idyllique et qui promettait de durer. Hélas, il est tué dès le début de cette guerre, avant même qu’elle ne devienne la boucherie que l’on sait. Léonie se fera le serment de ne jamais se marier ni d’avoir d’enfants. A peine cette lourde peine endurée, une deuxième épreuve terrible survient en 1916, lorsque son père meurt au travail, écrasé par un tramway. D’avoir ainsi perdu les deux hommes de sa jeune vie, elle comprend très tôt que l’existence réserve des coups durs qui l’endurcissent et font d’elle la battante qu’elle ne cessera plus d’être. Obligée d’aller travailler à l’usine avec sa mère pour combler le salaire mensuel, elle ne pourra guère se payer le luxe des distractions futiles qui sont le lot de l’adolescence. Elle va pratiquer bien des métiers avec une débrouillardise effarante et sera tour à tour sténo dactylo chez Pigier, mannequin pour quelques couturiers admiratifs de sa taille de guêpe et dès sa majorité, elle est introduite dans le monde artistique. Elle écume les théatres, découvre les grands restaurants et ses fréquentations lui permettent de côtoyer la haute société parisienne. Il faut dire qu’elle est bien jolie et peu farouche, elle plait aux hommes et se laisse séduire sans scrupules. Au milieu des années 20, elle entre enfin dans l’univers du music hall, en devenant meneuse de revue chez Rip, participe à des opérettes et trouve sur scène une aisance qu’elle ne soupçonnait pas. En fait, elle rentre dans le métier par curiosité d’abord et a toujours revendiqué un manque de vocation.

Elle a un peu plus de 30 ans lorsque le cinéma fait appel à elle et on la découvre dans deux films La douceur d’aimer et Un Chien qui rapporte. Sa silhouette gracile, son port de tête et sa chevelure brune captent la lumière et attire aussi les peintres de l’époque. Ainsi, elle pose pour Kissling, Braque et Matisse, qui font d’elle des portraits étonnants. Elle possède une beauté bien à elle, et le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle n’est pas classique. Sa forte personnalité est un mélange de sensualité, d’érotisme chaste et surtout de gouaille, elle joue de façon très naturelle, aucun artifice ne vient entacher ce diamant brut. Elle enchaine les rôles dans des films sans grand intérêt jusqu’à sa rencontre avec Sacha Guitry, le maître des mots d’esprit, qui lui donne l’occasion d’affirmer son talent dans des participations légères et canailles dans trois films: Désiré, Faisons un rêve et Les Perles de la Couronne. Pourtant, le vrai tournant de sa carrière arrive en 1938 lorsque Marcel Carné la dirige dans Hôtel du Nord, elle est Raymonde, une prostituée attachante, en couple avec son « souteneur » Louis Jouvet, et en une seule réplique: « Atmosphère! Atmosphère! Est ce que j’ai une gueule d’atmosphère? », elle entre littéralement dans la légende. Elle n’a même pas le rôle principal, mais on ne voit qu’elle et le film repose sur sa présence et sur les dialogues d’Henri Jeanson, débordants d’humour. L’année suivante, Carné lui offre un second cadeau avec Le Jour se lève , elle donne la réplique à Jean Gabin et fait preuve d’un charme fou, un naturel tragique se dessine dans cette oeuvre par ailleurs sombre et même nihiliste. Le surnom de Lady Paname lui est tout trouvé par ses admirateurs, de plus en plus nombreux, car elle allie une modestie réelle et une assurance rare chez les comédiennes de cette époque. Arletty a presque 40 ans quand elle acquiert cette gloire méritée, elle a pris son temps pour éclore, tout en gardant la tête froide, elle sait qu’au milieu des périodes de bonheur, il faut parfois essuyer des revers. Et en 1939, le monde s’embrase encore avec la folie nazie et une seconde guerre débute, annonciatrice de jours bien noirs.

Adepte du franc parler, insoumise et entière, elle n’a rien de la femme objet, elle prône l’indépendance et son caractère très positif font des merveilles dans les films qu’elle tourne à l’aube des années 40. Beaucoup d’esprit et de réparties irrésistibles sont au programme de Fric Frac avec le tandem Fernandel/Michel Simon. La pièce a été un triomphe et le film marque l’amitié longue durée d’Arletty avec Simon, un gars du peuple comme elle, il est parvenu à rester humble et droit dans ses bottes depuis ses débuts avec Jean Renoir. Ces deux là ne pouvaient que s’entendre et feront plusieurs prestations théatrales ensemble. Madame sans gêne lui permet de briller encore, donnant de la voix (et quelle voix!) , confirmant que la Dame a une place privilégiée dans le coeur des français, ils adorent son énergie communicative, sa générosité mise dans chacune de ses compositions. Alors que la guerre fait rage et que l’Occupation allemande s’étend sur tout le territoire, Arletty va connaitre son Age d’Or, avec la réunion de talents exceptionnels pour les deux plus beaux rôles qu’elle défendra. Le poète Jacques Prévert écrit le scénario d’un beau film d’époque intitulé Les Visiteurs du Soir et Marcel Carné (encore lui!) dirige ce merveilleux classique, entre conte fantastique et poème d’amour fou. Arletty y joue une Dominique énigmatique et romantique. Tourné en 1943, le film suivant Les Enfants du Paradis, sera le chef d’oeuvre absolu du cinéma français, les mêmes auteurs (Prévert au sommet de son Art, Carné derrière la caméra) et une troupe d’acteurs sublimes qui trouvèrent là leur meilleur rôle. Face à Pierre Brasseur, Jean Louis Barrault et Marcel Herrand, elle impose son superbe personnage de Garance, sur un mode à la fois subtil, doux, aérien, et profondément humaine. Une amoureuse totale, désirée par trois hommes, et qui garde son coeur pour le mime Baptiste. Les décors du Boulevard du Crime dans un Paris de la Belle Epoque illuminent de beauté des plans inoubliables, des costumes somptueux et surtout des dialogues à jamais inégalés. Encore aujourd’hui, Les Enfants sont considérés comme l’un des deux ou trois plus beaux films du monde. Arletty considérait à juste titre que Carné l’avait fait reine de l’écran, en « Karajan du 7e Art ». Quand le film sort en 1945, le triomphe est total. Mais les retombées de cette victoire vont être amères pour elle… Car, dans sa vie privée assez dissolue, elle ne cache pas sa bisexualité et a collectionné les amants et les Dames aussi, dans un esprit anticonformiste bien à elle. Le public ne lui en tient pas rigueur, par contre lorsqu’elle tombe amoureuse d’un officier allemand du nom de Soering et qu’elle vit cette liaison en toute inconscience, dans une France occupée par les Boches, les dents grincent et malgré son ironie percutante (elle déclara le célèbre: « Mon coeur est français , mon cul est international! »), la fin de la guerre sonne et elle va devoir rendre des comptes. Les accusations de complaisance avec l’ennemi pleuvent pour celle qui passe de statut de « femme la plus invitée » à celui de « femme la plus évitée ». (la formule est d’elle!)

Comme son ami Guitry et d’autres artistes qui n’ont pas assez montré leur « patriotisme » et surtout ont participé à des soirées de bienfaisance sous le régime de Vichy, Arletty est conduite en prison à Drancy, puis devra rester en résidence surveillée pendant de longs mois. Ce coup dur, injuste selon elle, brise sa carrière en plein vol et même si elle n’a jamais voulu s’impliquer en politique, on lui reproche aussi son amitié avec l’écrivain Louis Ferdinand Céline, auteur du Voyage au bout de la Nuit, et réputé pour son antisémitisme patent. Curieuse des Arts et des individus en général, elle n’a jamais foncièrement nourri des haines ou des idées d’extrême droite, elle avait une honnêteté intellectuelle nette et sans zones d’ombres. Mise au banc du cinéma, quand son exil se termine, elle se tourne vers le théatre et comprend qu’elle a désormais la maturité pour être une vraie tragédienne. Ses récentes souffrances lui permettent de jouer Blanche Dubois dans Un tramway nommé désir, sur la scène d’Edouard VII. Ce texte dense et tragique de Tennessee Williams révèle combien elle savait aussi émouvoir, au delà de son habitude à ne jamais se prendre au sérieux. Elle a refusé de suivre son amant allemand à Berlin, renonçant à lui douloureusement, mais soucieuse de sauver son honneur. Arletty a beau être indifférente aux scandales et au lynchage médiatique, elle s’accroche à sa fringale de la vie, doublement explosive, alors qu’elle fête ses 50 ans. Sa force réside dans son tempérament toujours optimiste, et dans la certitude que tôt ou tard, elle aura sa revanche sur la sale période qu’elle vient de traverser.

 

Le cinéma de la décennie 50 marque son retour timide dans des seconds rôles ou dans des oeuvres indignes de son ancien rang. Pourtant, quelques films demeurent intéressants à sauver, comme Huis Clos en 1954, sur un texte de Sartre (où son lesbianisme affiché surprend dans une époque encore très « catho tradi »), Portrait d’un assassin à l’ambiance glauque, où elle joue face à Eric Von Stroheim et retrouve Pierre Brasseur, toujours délicieux partenaire. Et pour la cinquième fois, le fidèle Carné qui n’a jamais déserté sa vie, lui propose une jolie composition en épouse délaissée dans L’air de Paris. Ce film injustement méconnu traite indirectement d’homosexualité au travers d’un Gabin (entraineur de boxe  ambigu et très attaché à son jeune poulain) et même si les dialogues n’ont pas la grandeur du temps de Prévert, l’ensemble se tient plus qu’honorablement. Entre temps, elle n’a pas abandonné les planches et apparait aussi formidable dans Gigi de Colette, que dans La descente d’Orphée (signé Williams à nouveau), et Un otage du dramaturge anglais Brendan Behan. Elle trouve le temps pour faire quelques films notables (Un drôle de dimanche où elle croise le tout jeune Belmondo, ou Maxime dans lequel elle partage l’affiche avec une Michèle Morgan également sur la pente descendante). Alors que le Général de Gaulle accède au pouvoir, un journaliste lui demande: « Alors Arletty? Gaulliste? », ce à quoi elle répondra l’incroyable « Non, gauloise! ». Son intelligence et son esprit n’ont pas diminué avec l’âge. Par contre, sa santé commence à lui réserver un sale tour: à la suite d’un glaucome aigu mal soigné, doublé d’une cataracte, elle perd progressivement l’usage de ses yeux dès 1962. Cette année est celle de ses deux ultimes films: Le Voyage à Biarritz , une comédie ratée avec Fernandel et la superproduction de Daryl F. Zanuck Le Jour le plus long, dans lequel elle a un rôle de quelques minutes seulement.

En 1966, elle sert le texte de Jean Cocteau Les Monstres sacrés dans une création théatrale appelée à attirer les foules et à la magnifier un peu plus. Malheureusement, après quelques représentations, elle est atteinte de cécité totale et doit renoncer à poursuivre l’aventure. Ce déchirement marque ainsi la dernière épreuve la plus rude de sa vie: elle refuse de s’apitoyer sur elle même, ne ruminant pas son passé et s’attèle à l’écriture de ses Mémoires. L’ouvrage sort en 1971, sous le titre de La Défense, où en toute lucidité et franchise, elle évoque les grands moments de son parcours, les rencontres passionnantes qui l’ont nourri, rappelant au passage qu’elle ne s’est élevé que grâce à la culture et à l’Art. Fataliste sur sa condition d’aveugle, elle conserve un amour du théatre intact, suivant les retransmissions la nuit à la radio, et par le biais de journaux qu’on lui lit. Elle passe ses 25 dernières années dans son appartement de la Rue de Rémusat, sortant au bras de sa dame de compagnie, ceux qui la croisaient venaient toujours lui témoigner  leur attachement. Elle était devenue une octogénaire aux cheveux blancs et qui gardait pourtant des airs d’éternelle jeune fille. Son rire, tonitruant, était une insulte pure à toute la bêtise humaine, et pas bégueule, elle riait de tout, peut être pour masquer une angoisse enfouie. Elle s’éteint une journée pleine de soleil de l’été 1992, ses obsèques raniment la flamme du peuple venu accompagner le cortège, celui ci fera une halte devant le fameux Hôtel du Nord. Un arrêt symbolique qu’elle aurait sûrement adoré. La gosse à l’accent des faubourgs était devenue une très grande Dame, et assurément la comédienne la plus inimitable de ce siècle trépassant.

 

 

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