Durant les dernières années de la dictature en Espagne, Ana, une fillette de 9 ans, vit avec ses deux soeurs et sa tante Paulina. Leurs parents sont morts. Ana, hypersensible, grandit dans le souvenir de sa mère et la haine de son père. Morte après une longue agonie à laquelle Ana assistait, la mère continue à hanter ses rêves et lui parle, joue son air de piano préféré, la console de ses chagrins…
La date est symbolique (1975), Carlos Saura terminait le tournage de ce film au moment où Franco disparait et les Espagnols y virent une sorte de renaissance. Cria Cuervos n’est pas directement un film politique, pourtant l’ombre écrasante de la dictature est palpable tout du long, surtout dans l’évocation de cette maison morbide servant de huis clos à l’intrigue. L’enfermement subi par la petite héroïne est évidemment métaphorique du peuple ibérique dans son ensemble. C’est aussi un des plus grands films sur l’enfance: le regard porté par cette gamine solitaire sur l’adultère, sur la maladie et surtout sur la mort successive de ses parents a la cruauté que l’on trouvait chez nous dans Jeux Interdits de René Clément. Saura orchestre une oeuvre fondamentale, à la mise en scène ultra réfléchie, basculant sans cesse entre rêve et réalité, entre passé et présent, et montre la force du souvenir (surtout quand il est exalté, déformé, arrangé par la psyché d’une enfant). Les scènes de vie s’enchainent, mais la mort (ou la peur qu’elle suscite) semble prendre toute la place dans un scénario certes dramatique, mais qui ne se complait pas dans la tragédie pure pour autant. L’atmosphère est étouffante, l’éducation stricte, les douleurs tues: Cria Cuervos décrit la résistance d’une fillette face au monde des adultes, hermétique à sa souffrance et à ses peines et par son imaginaire, elle convoque ainsi le fantôme de la maman partie trop tôt afin de ne pas céder au désespoir.
Proprement impossible d’effacer de notre esprit les grands yeux noirs de la petite Ana Torrent, révélée dans L’Esprit de la Ruche, que Saura filme au plus près, souvent en gros plan, et en extirpe une émotion incroyable. Sa muse Geraldine Chaplin fait bien sûr partie du casting dans le rôle de la mère morte (et celui d’Ana devenue adulte). Aussi bien pamphlet politique que conte cruel sur le deuil et l’absence, Cria Cuervos doit son succès conséquent au tube Porqué Te Vas de la chanteuse Jeannette, entendu en musique diégétique et collant parfaitement aux sentiments d’abandon évoqués. Saura raconte l’Histoire de l’Espagne, l’obscurantisme dans lequel le pays a du vivre jusqu’à la scène finale, porteuse d’espoir (les enfants revenant à l’école), comme pour dire que le franquisme est bel et bien derrière eux, que le passé doit céder son tour à un avenir plein de vie et de promesses.
ANNEE DE PRODUCTION 1975.