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JEANNE MOREAU

1928/2017

Jeanne Moreau a poussé son premier cri en Janvier 1928, fruit de l’union entre un père restaurateur et une mère, d’origine anglaise, danseuse aux Folies Bergères. Elle reçut une éducation rigide, à l’ancienne, dans une famille où il ne fallait pas trop se distinguer et où il était de bon ton de suivre le chemin tout tracé, dévolu aux jeune filles: étudier, se marier, et faire des enfants. Très tôt déjà, Jeanne cultive un penchant pour la désobéissance et l’anticonformisme. Sûrement en rebellion contre l’autorité paternelle, elle fera tout pour échapper à une destinée triste et trop carrée, et décida de faire tout le contraire de ce pour quoi on voulait la modeler. Vers l’âge de 18 ans, elle assiste à une représentation d’Antigone et trouve immédiatement sa voie. Elle prend des cours de théatre, lit beaucoup, s’ouvre au monde par les arts, et garde sa passion dans le plus grand secret. Son père la tuerait s’il découvrait cette attirance pour un métier aussi « frivole »! D’abord Pensionnaire à la Comédie Française pendant trois ans, elle rejoint ensuite la troupe de Jean Vilard au TNP, elle y fait ses gammes, en développant un don pour le jeu, bénéficiant d’un tempérament très fort et d’une présence unique. Tout en brûlant les planches, elle passe des castings pour le cinéma et commence à décrocher des rôles dans des films, où elle croise quelques vedettes de l’époque. En 1949, ce sera Dernier Amour (aux côtés d’Annabella), l’année suivante Meurtres avec Fernandel et surtout en 1953 elle donne la réplique au « patron », Jean Gabin, dans Touchez pas au grisbi. En quelques scènes, elle se distingue dans une ambiance très machiste de gangsters. Son physique trouble par son côté inhabituel: un visage aux traits sévères, composé d’une grande bouche et d’un regard noir faisant craindre les pires colères, mais rendant d’autant plus enchanteur un soudain sourire. Elle va passer presque huit ans à enchainer des films dans le « cinéma de Papa » des années 50, sans percer de façon éclatante. Jusqu’en 1957, où la rencontre avec Louis Malle va tout changer pour elle: elle tombe amoureuse de ce jeune cinéaste réputé à part et désireux d’utiliser sa caméra autrement. En extérieurs et en privilégiant le naturalisme. Jeanne va être de l’aventure du polar Ascenseur pour l’échafaud , il la filme de près en magnifiant ses grands yeux, sa silhouette et sa moue boudeuse. La séquence de sa balade nocturne sur les Champs Elysées, accompagné par le jazz fascinant de Miles Davis est rentrée dans l’Histoire du 7e Art. Ensuite, il entérine la légende avec Les Amants , un film d’amour au sens le plus strict du terme, racontant la rencontre d’une femme mariée avec un homme lui faisant découvrir… l’orgasme. Sujet ô combien osé dans la France plutôt conservatrice de De Gaulle et qui va déchainer les passions et les critiques. Jeanne y est sublime de présence charnelle, d’insolence juvénile, et sa mobilité de félin imprègne la pellicule avec la beauté de l’évidence. Grâce à une volonté farouche d’obtenir ce qu’elle convoite, elle devient une Star, alors qu’elle fête ses 30 ans.

Elle retrouve ensuite Gérard Philipe, avec qui elle avait brillé sur scène dans le Prince de Hombourg, et sous la direction de Roger Vadim, elle joue la Merteuil dans Les Liaisons dangereuses. Ambitieuse, déterminée et actrice « corps et âme », elle donne tout à ce métier qu’elle adore et qu’elle pratique avec gourmandise, ténacité, tout en s’ouvrant à des univers très divers. Ainsi, sa curiosité insatiable vont illuminer la décennie 60, où non contente de devenir une des égéries de la Nouvelle Vague, elle va être capable d’alterner des films populaires et des oeuvres d’auteur plus exigeantes. Le baptême des classiques commence avec La Nuit où elle incarne une bourgeoise minée par l’incommunicabilité rongeant son couple formé avec Mastroianni, sous la caméra d’Antonioni. Le maître italien fait d’elle un voluptueux animal dramatique, plein de fêlures, ce que confirmera Moderato Cantabile de Peter Brook dans la foulée. Après, elle joue Eva, une call girl fatale dans un Venise mortifère, où elle déploie une féminité incroyable, dirigée cette fois par Joseph Losey. Elle déambule sous nos yeux, lascive, provocante, insaisissable et usant d’une aura magnétique. En 1961 pourtant dans sa vie privée, elle vient de se séparer d’avec Louis Malle, et ce chagrin d’amour la laisse anéantie et défaite sur le plan émotionnel. A la même période, elle se lie d’une amitié intense avec la romancière Marguerite Duras, qui sera sa confidente et son âme soeur pour la vie. Les collaborations fabuleuses avec les plus prestigieux réalisateurs continuent de plus belle, après son premier Prix d’Interprétation à Cannes et sa carrière devenue cosmopolite. Son jeu réaliste fait merveille aussi bien chez Orson Welles (pour qui elle a un coup de foudre artistique) et qui lui offre un rôle dans Le Procès d’après Kafka que dans la légèreté de Jacques Demy. Le metteur en scène de Lola travaille avec elle sur La Baie des Anges en 1963 , elle y compose un personnage de femme accro au jeu, blonde platine pour l’occasion, écumant tous les casinos de la Côte d’Azur, comme pour y trouver un quelconque sens à sa vie. Encore une fois, elle fait preuve d’un charisme fou, d’une folie qui lui va bien, elle que l’on croit trop « cérébrale ». Mais le sommet de ce sacre absolu intervient avec la rencontre avec François Truffaut, qui lui confie son plus beau rôle de grande séductrice amoureuse dans Jules et Jim. Inoubliable Catherine éprise de deux hommes, eux mêmes amis, et qui vont former ce couple à trois, ce pourrait être scandaleux, mais la magie opère et le film cartonne partout dans le monde. La pureté de la mise en scène, le ton mi badin mi sérieux et la chanson « Le tourbillon de la vie » que Jeanne entonne elle même vont conquérir la planète cinéma.

La sensualité de Jeanne éblouit en 1964 l’adaptation de Journal d’une femme de chambre que dirige l’espagnol Luis Bunuel , entre ironie, perversion sous jacente et sa Célestine mémorable ravit les cinéphiles par son sourire éblouissant, sa démarche à nulle autre pareille. Au mi temps des années 60, sa gloire établie et son succès accompli, Jeanne prend le temps de rajouter des cordes à son arc, en devenant chanteuse. Elle enregistre deux 33 Tours, produits par Jacques Canetti et sur des textes de Ciryus Bassiak, composant pour elle des chansons espiègles, coquines, aériennes, tout en abordant les tourments amoureux. Sa voix enthousiasme le public qui lui découvre ce nouveau talent. Décidément, elle étonne chaque fois un peu plus, avec une énergie de lionne, et un caractère bien trempé. Sentimentalement, elle a même réussi à séduire le couturier Pierre Cardin, et vit avec lui une histoire d’amour pendant plus de quatre ans, alors que ce dernier est pourtant homosexuel. A partir de 1965, elle tourne encore plusieurs films importants comme Mata Hari (l’espionnage aussi lui va comme un gant), Falstaff où elle retrouve Welles et sa démesure et Viva Maria! , une comédie musicale avec Brigitte Bardot comme partenaire et réalisée par Malle, qu’elle retrouve avec autant de plaisir que de mélancolie. Le crêpage de chignon avec BB n’aura pas lieu, malgré les différences abyssales entre les deux comédiennes. Puis, en 1966, elle incarne une maitresse d’école sage et discrète le jour et vénéneuse et maléfique la nuit dans Mademoiselle, un texte sulfureux de Jean Genet, et qui est adapté par le britannique Tony Richardson. Le courant passe si bien entre l’actrice et son metteur en scène qu’une liaison torride en découle. Jeanne la passionnée, Jeanne l’amante irrésistible.

Jeanne Moreau est un puzzle dont nul ne peut se vanter d’avoir percé les secrets. Truffaut a dit d’elle qu’elle « a toutes les qualités d’une femme, plus toutes celles que l’on attend d’un homme, sans les inconvénients des deux! », c’est lui qui la choisit pour être l’héroïne sombre de La Mariée était en noir , en 1968. Le film, cruel et tragique, la montre blessée, veuve d’un homme assassiné le jour de leurs noces, et qui va dénicher un par un les coupables de ce meurtre odieux, pour accomplir une vengeance minutieuse. Curieusement, le public boude cette histoire et ce sera un des premiers gros échecs de la carrière de Jeanne. Elle vient d’avoir 40 ans. L’âge où les propositions se font plus rares pour une comédienne. Elle décide alors de tourner moins et avec plus d’acuité encore dans ses choix. Les années 70 seront moins fournies en fulgurances, mais marqueront des points au niveau de son statut d’actrice exigeante. D’abord avec le premier film de Duras Nathalie Granger, d’une austérité quand même assez indigeste, ensuite avec son rôle de Souvenirs d’en France du tout jeune André Téchiné. En 1974, elle campe une ex taularde desséchée revivant une passion sexuelle avec deux loubards dans un hôtel miteux. Ce sera Les Valseuses de Bertrand Blier, entourée de Depardieu et Dewaere. Une participation courageuse où elle assume ses premières rides, et où sa voix commence à s’érailler de plus en plus, devenant grave et rocailleuse, rajoutant une particularité à sa personnalité déjà si affirmée. 1976 est l’année de sa première incursion dans la réalisation, en touche à tout curieuse de tout, elle met en scène Lumière, un petit film qui obtiendra un succès d’estime. Tout en donnant la réplique à Alain Delon dans le magnifique Mr Klein de Losey (quinze ans après Eva), et enfin une expérience américaine sous l’égide du grand Elia Kazan dans Le Dernier Nabab , où elle côtoie De Niro et joue une vedette hollywoodienne capricieuse et instable. Installée en Californie, elle épouse même William Friedkin, le réalisateur de l’Exorciste , qui lui promet une union merveilleuse. Le mariage dure quatre ans à peine et se solde par un divorce difficile et douloureux. Décidément, l’indomptable Jeanne n’est pas faite pour rentrer dans un moule et suivre une route trop droite.

La Moreau poursuit plus épisodiquement sa trajectoire dans les années 80, apparaissant dans des rôles secondaires forts, comme ce fut le cas chez Fassbinder. Le réalisateur allemand la dirige dans Querelle, où elle est une tenancière de bordel homosexuel et seule femme dans ce milieu masculin et viril. La même année (1982) voit aussi Losey lui proposer une troisième collaboration pour La Truite, tragi comédie dans laquelle elle croise Isabelle Huppert. Le théatre revient la hanter et elle remonte sur les planches pour une pièce majestueuse Le récit de la servante Zerline , son interprétation d’enfer lui vaut le Molière de la meilleure comédienne, à quasiment 60 ans. Ensuite, elle est entourée du duo Serrault/Poiret dans Le miraculé que tourne Mocky dans un Lourdes infesté de touristes. La comédie aussi semble convenir à Jeanne qui s’amuse beaucoup, tout comme dans La vieille qui marchait dans la mer , sur des dialogues de Fréderic Dard, particulièrement orduriers et qu’elle déclame avec la plus grande classe possible! En 1992, elle obtient son tout premier César de la meilleure actrice. Il était plus que temps! Ce regain de triomphe lui permet de jouer dans le Nikita de Luc Besson, en mentor d’Anne Parillaud. Elle a toujours été consciente de la fugacité du succès, n’a jamais été obsédée par le box office et n’a choisi ses films qu’à l’affect, à l’attirance d’un personnage, marchant au feeling avec des auteurs qui ont une vision. Elle accepte d’être la voix de l’Amant, cette adaptation du roman de Duras que Jean Jacques Annaud met en images dans un Vietnam si poétique.

Devenue un modèle inconditionnel pour des générations d’actrices en herbe (ou même installées), elle peut se vanter d’avoir mené une très longue carrière, sur plus de six décennies, tourné avec les plus grands créateurs, et quand le millénaire 2000 arrive, son statut d’ambassadrice du cinéma français à travers le Monde lui a ouvert toutes les portes: présidente du Festival de Cannes à deux reprises,  hommage du Life Achievement de Los Angeles, détentrice d’un César d’honneur pour l’ensemble de son oeuvre, elle a mis sa notoriété au service de jeunes scénaristes débutants en étant marraine d’Equinoxe. Toutes ces occupations furent parfaites pour elle, l’aventurière de nature, ne dédaignant pas non plus de travailler pour la télévision. Son amie Josée Dayan lui apporte de beaux projets comme Balzac , Les Rois Maudits ou Les Parents Terribles. Au cinéma, elle va encore briller de milles feux dans le long métrage Cet Amour là , racontant la dernière histoire d’amour de Duras (encore elle) avec Yann Andréa, de 40 ans plus jeune qu’elle. Jeanne incarne son amie de toujours, disparue en 1996, avec une vérité précise, ne cherchant jamais à l’imiter, elle est la voix de Marguerite sans tenter de moduler la sienne, et une émotion foudroyante nous étreint en l’entendant chanter « Capri c’est fini ». Puis, elle fera encore deux belles apparitions à l’écran: en 2005 en grand mère recueillant son petit fils condamné par un cancer incurable dans le tragique Le Temps qui reste, élaboré par François Ozon. Enfin, en 2008, Amos Gitai pose son regard intime sur elle dans Désengagement, où elle partage l’affiche avec Juliette Binoche.

Jeanne Moreau

Dans chaque interview qu’elle a accordé, Jeanne faisait montre d’une intelligence remarquable, d’une diction parfaite, amoureuse des mots comme personne, singulière dans sa capacité à évoquer des souvenirs de son ascension, racontant combien elle eut du mal à faire admettre à son père qu’elle resterait actrice malgré ses protestations, n’oubliant jamais de rappeler que les échecs ont nourri son désir toujours intense de progresser, de se nourrir intellectuellement. Elle pensait à très juste titre qu’il existe des insuccès ressemblant à des victoires, et que certaines victoires sont dégoûtantes. Voila pourquoi elle a sans cesse oscillé entre force et fragilité, entre Art et divertissement, sachant qu’il y a du bon dans chaque chose. Elle s’éteint en Juillet 2017, seule chez elle, vaincue par un cancer qu’elle avait préféré combattre dignement et sans se plaindre. Sa voix inoubliable s’est tue, mais son parcours admirable, sa générosité et la fascination qu’elle a exercé demeureront ancrés. L’itinéraire de cette grande Dame a cela d’inégalable qu’elle n’a pas sacrifié ses besoins de création permanente, et que surtout, elle a réussi à aller jusqu’au bout d’elle même, en toutes circonstances.

 

 

 

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